Juste une poignée de poésie
Je
suis face à une porte curieuse. Une porte recouverte de multiples
poignées différentes. Il y en a des rondes à l'américaine, des
becs de cane, en bois, en laiton, en acier, en porcelaine, en verre
même. Pas de heurtoir sur la porte, pas de sonnette ni de
paillasson, ni d’œilleton, ni de nom sur la porte, juste des
poignées. Le couloir est un peu sombre et les poignées brillent au
fond. Je n'ai pas peur de l'incongru.
Je
choisis la poignée qui s'approche le plus de l'emplacement habituel
d'une poignée : au milieu du côté opposé aux gonds. Mais ici
pas de gond, ni à droite, ni à gauche. Je choisis donc la poignée
du milieu du côté gauche. J'ai une petite appréhension en
actionnant la poignée vers le bas, mais vaincu par la curiosité
j'ouvre rapidement cette porte.
Dans
l'embrasure ouverte, je me trouve face à un paysage de friche
industrielle fait de ruines et de gravats. Je referme, me laisse
tenter par une autre poignée, qui m'ouvre sur un bord de mer.
J'actionne la poignée la plus basse et me retrouve face à un bureau
d'entreprise moderne.
J'ouvre
ensuite frénétiquement la porte autant de fois que de poignées
disponibles. Je me retrouve successivement dans une caverne, dans un
ascenseur, face à un désert, dans un véhicule sous-marin, sous le
ciel étoilé d'une nuit tropicale, dans les rayonnages d'une
bibliothèque, dans une cuisine que je reconnais comme celle de ma
grand-mère disparue depuis longtemps, une ancienne prison
parisienne, un sauna suédois...Satisfait de ma découverte mais un
peu pressé de rentrer chez moi, je me promets de revenir demain
explorer ces mondes de derrière la porte.
Revenu
dans mon canapé, je prends un livre de poésie : Antoine Emaz
(mais cela fonctionne aussi avec d'autres poètes contemporains nés
après 1945). Je choisis de le lire n'importe comment, sans souci du
sens, en commençant par le milieu, puis de bas en haut, comme en
actionnant les poignées de la porte du livre. Et là aussi, les mots
m'emportent dans des lieux irréfléchis, loin du seuil de leur
signifiance.
Je
ne suis pas retourné dans ce couloir sombre, mais je n'ouvre plus
jamais une porte ou un livre sans penser à ces poignées de
désordre. La poésie servant, de seuils en
partirs, à ouvrir le monde au-delà de sa compréhension.
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